À Dino Corradini

Artiste polyvalent qui, avec Jean Lambert et Dominique Renard, a fondé puis porté au quotidien avec force, intelligence et inventivité  le Projet des Ateliers de la Colline pendant 4 décennies.
Décédé le 28 mai 2020.

 

 

Voici 5 ans déjà
Que tu as disparu
Dans un espace temporel parallèle :
(Par ces mots tu t’amusais à surprendre
Tes interlocuteurs
Sur ta  messagerie vocale
Quand tu ne pouvais répondre.)

 

Mon ami,
Mon frère,
Camarade,

 

Le vaisseau Ateliers de la colline
Poursuit son grand voyage
Et garde le cap
Fixé dans l’autre siècle
Il y a 45 ans.

 

Nous naviguons toujours
Même par gros temps
Sur la houle
Des bruits et des fureurs
De l’Histoire
En ces années 20 de ce 21° siècle.

 

Bien sûr, les nouvelles générations
Et moi, le passeur,
Explorons de nouvelles voies
Pour atteindre le but :
Des itinéraires bis et autres
Qui cherchent l’émancipation
Créatrice de toutes et tous,
La démocratie par le jeu
Mais aussi la joie
Dans la tempête.

 

Souvent, l’éclat surgit
Parfois il se dérobe.
Alors…

 

Quand la brume déprime
Quand la boussole se lasse
Quand le sens s’assombrit
Quand le manque abîme

 

On se souvient du texte
« Madame Suzy » :

 

Cette histoire si claire et si forte
Prononcée du passé
Et qui nous revigore
Encore et encore…

 

Laissons la résonner à nouveau
En leg,
Pour moi,
Pour nous,
Et aussi
Pour celles et ceux
Qui viendront après nous!

Mathias Simons

 

 

 

Madame Suzy

Dino Corradini

 

C’était un matin d’hiver comme il y en eu tant et tant. Dans les années 80.
On s’apprêtait à jouer Adam et Adam dans une ville de Wallonie. Il était tôt évidemment puisque la première représentation débutait à dix heures. L’autre aurait lieu à quatorze heures. On buvait à la hâte du mauvais café.
La veille, je m’étais mis au volant du camion Mazda contenant le décor ; j’avais passé le permis dans ce but. Arrivé sur place, René et moi avions aidé Carmelo et Marino, les régisseurs, à décharger le camion, à monter le décor pendant plusieurs heures, à ranger nos accessoires et costumes dans ce qui servait de loges, à donner un coup de main aux camarades pour le pointage des éclairages. Ensuite, j’avais rencontré l’organisateur pour une brève mise au point quant au déroulement de la séance du lendemain : combien de classes, qui fera entrer les élèves etc.
Retour au gîte où, avant de se délasser, il me fallait encore régler quelques formalités pour les défraiements et autres courses à faire tant pour notre bref séjour que pour que tout soit en ordre pour les représentations du lendemain.
Je fais signer des papiers, des notes de frais que j’ai calculées auparavant. En effet, j’ai été désigné par le collectif de l’asbl comme directeur de la compagnie, ce qui implique la multiplicité de mes activités. Une fois ces différentes tâches accomplies, il faut se reposer car demain pendant deux représentations, je joue Adam Chinovsky.
Arrivée au centre culturel tôt le matin. Raccords divers : vérification avec l’équipe que tout fonctionne, que les fusibles n’ont pas sauté, que le son est ok, que le plateau est propre sinon on aide à balayer.
Pendant que les régisseurs poursuivent ce travail de préparation, René et moi, nous nous apprêtons à jouer notre rôle.
J’entre dans la loge, endosse mon costume de cosmonaute, me maquille et le texte du spectacle remonte à ma mémoire petit à petit. Pas le texte seulement.
Les intentions. La corpulence d’Adam, ses habitudes, sa démarche, ses hobbies, ses opinions, sa méfiance au début de la fable avec son autre collègue Adam, ses émotions, sa routine, sa fantaisie, sa préparation à décoller dans l’espace… Je n’ai pas de méthode de concentration particulière, non, je n’ai pas de formation professionnelle de comédien, j’ai appris au fur et à mesure mais, l’air de rien, tout ce processus se met en route.
Je plaisante avec René mon partenaire, et entre deux plaisanteries, on se rappelle quelques passages à améliorer par rapport à la dernière représentation : ce spectacle a connu un metteur en scène mais là, nous sommes seuls, sans regards extérieurs et nous devons nous évaluer nous-mêmes avant le spectacle.
Là, on entend ce brouhaha si particulier des enfants dans le hall du théâtre ou du centre culturel. Une dernière cigarette, un dernier pipi, un dernier regard sur le plateau. On repasse en vitesse avec la régie son et lumière. Tout semble ok.
Je signale à l’organisateur du spectacle que l’équipe est prête et qu’on peut faire entrer le jeune public. On va donc jouer une aventure spatiale à dix heures, pour deux cents enfants. Une métaphore qu’on a écrite collectivement sur le thème des occupations des papas quand ils sont loin des enfants, entre autres.

 

Il y a quelques années, j’étudiais le design à Saint-Luc à Liège et dans mes loisirs, outre les bricolages en tous genres, j’organisais des concerts punks dont je partageais la révolte brute et la rébellion contre l’ordre établi.
Mais depuis quelques temps, j’avais intégré ce collectif des Ateliers de la Colline et avais appris sur le tas à jouer et à codiriger cette compagnie.
Bref, le spectacle commence. Tout se déroule normalement. Rencontre avec Adam Thibault, décollage, orbite…
Après un certain temps, le Professeur Thibault sortait dans l’espace pour cultiver en apesanteur des légumes alors que mon personnage, Adam Chinovsky, avec l’aide de l’ordinateur de bord Willy, nous positionnions le vaisseau de la manière la plus utile au travail. Dans la fiction du spectacle, j’apercevais par le hublot les côtes du Japon, rêve de voyage de mon personnage.
Certes, mais le comédien que j’étais devenu, tout en jouant la manœuvre délicate de l’astronaute, découvrit du coin de l’œil à quelques mètres du vaisseau une silhouette furtive dans la salle, accompagnée d’une plus petite silhouette d’un enfant. Deux extraterrestres s’approchant sournoisement de la scène ?
Brusquement, ils apparaissent dans la lumière du plateau.
Maintenant, je les distingue nettement : il s’agit d’une institutrice, grande, mince, la soixantaine que j’appellerai Suzy et d’un petit garçon que je nommerai Jonathan. Madame Suzy assied le petit garçon sur le plateau en bord de scène à côté du cadre, mais face au public, aux autres enfants. J’entends très nettement l’institutrice dire à haute voix à l’enfant : « Puisque tu aimes tant faire le clown, eh bien, tu vas aller le faire avec les deux autres, là, sur la scène et comme ça je pourrai te surveiller. Je te tiens à l’oeil mon gaillard. »
Les personnages sont aux confins de l’espace et nous voilà avec un partenaire supplémentaire. Que faire ? Tenter une sortie dans l’espace et aller négocier avec « l’extraterrestre » au risque de perdre l’attention déjà malmenée des deux cents autres spectateurs ? Que deviendrait notre histoire ?
Nous avons donc continué notre fiction occasionnant peut-être un torticolis à ce Jonathan qui était obligé de tourner la tête à 90° pour suivre le spectacle.
Profitant d’une manœuvre délicate de l’appareil spatial, Chinovsky le pilote chevronné est devenu Dino le temps d’un clin d’œil à l’enfant pour le réconforter et lui dire : « On va finir cette histoire ensemble. Je sais que tu es là, on va faire avec. »
Ainsi, j’ai terminé le spectacle avec deux nouvelles fonctions : j’étais devenu en plus de tout le reste, clown (« Ce n’est pas un vrai métier, ils font ça pour s’amuser ») et pion (« Ils peuvent bien surveiller cet enfant perturbant »).
Nous étions à ce moment tragique où le vaisseau est perdu dans l’espace alors que l’ordinateur ne répond plus. Les deux Adam ignoraient s’ils allaient revoir la terre mais je n’ai pas pu m’empêcher de penser : « Madame Suzy ne me prend pas pour un vrai comédien. Si j’en étais un, je devrais jouer en costume à vingt heures dans un grand théâtre d’une grande ville, un vrai texte écrit par un grand auteur, classique sans doute. Non là, elle n’aurait pas osé mettre sa nièce de huit ans juste à côté d’Hamlet dans le château d’Elseneur. »
Alors qu’Adam, très concentré, s’appliquait à réparer l’ordinateur, je me suis demandé si Madame Suzy se prenait pour une vraie enseignante ; si, dans sa logique, enseigner à des 8-10 ans, c’était aussi faire le clown… que le vrai prof est celui qui a une chaire à l’université, qui est un savant respecté et fier de l’être.
Mais non. Elle et moi, nous n’étions pas là par hasard, Madame Suzy. Ni par dépit. Non, nous n’avions pas bradé notre vie, par négligence ou par manque d’ambition. Nous étions là pour les enfants. Pour les amuser, pour les divertir évidemment, mais aussi pour les faire grandir, réfléchir et leur faire découvrir le monde qui les entoure. Nous étions là pour les initier à la culture et au théâtre de réputation si rébarbative. Et même si ça paraît grandiloquent pour qu’ils construisent un monde meilleur que le nôtre.
Nous jouions pour les confronter à des problèmes qu’ils connaissaient, mais qu’ils ne pouvaient pas toujours formuler, pour leur donner un appétit d’une culture ouverte et émancipatrice, pour leur dire que l’art est aussi à leur portée.
Ce souvenir m’est souvent revenu. Sans doute parce qu’il concentre beaucoup de choses. Après tout le travail incroyablement long et divers qui avait été fait pour créer une histoire qui embarquerait les enfants dans l’espace, voilà qu’une institutrice brouillait les codes fiction-réalité ; rêve et imaginaire en quelques secondes.
Et pourtant les autres enfants ont continué de suivre sans décrocher de la fiction.
Cet incident a renforcé ma conviction en notre projet global de culture.
Pour nous, il est important de considérer un projet de création comme un processus comportant de multiples et diverses tâches. En ce qui me concerne, je me confrontais bien sûr au côté créatif : de l’idée initiale du thème surgie des enfants ou d’ailleurs à l’écriture collective jusqu’à l’interprétation du personnage construit. Mais je m’initiais également à la production des projets, leur diffusion, sa production, ses tournées, son maintien de qualité artistique. Et aussi réparer, conduire, acheter, filmer, envoyer du courrier, gérer les comptes.
Tout agissait sur tout. Chacun participait à la vie du projet. Le réseau du théâtre jeune public s’inventait comme nous nous inventions et il était aussi impossible de ne pas nouer des liens ou de se positionner parfois durement.
Notre projet était aussi que des « Madame Suzy » participent au projet de culture global dans lequel le théâtre était un outil. On devait autant faire du théâtre pour elle – y compris dans les codes de base – que pour ses élèves. Nous apprenions tous en faisant le chemin. Inutile de dire qu’il y a eu quelques virages.
Quand la compagnie s’est développée, les postes se sont spécialisés. Mais nous essayons de maintenir une vision globale du processus, par projet de création.
Quand la compagnie a grandi, nous avons mélangé des gens sortis des écoles de théâtre avec nous-mêmes.
Du coup, avec la multiplication des créations et des équipes, il devenait impossible de suivre tous les processus en cours.
Dans le domaine de la création, j’ai trouvé, à la fin des années 80, une complicité avec Mathias Simons.
J’ai souvent eu comme source d’inspirations, les faits divers, les anecdotes en apparence banales, les actualités, la situation de nos propres enfants…
Nous créons alors avec Mathias, une espèce de dialogue fourre-tout autour du thème (films, pièces, souvenirs, Bd, dessins animées, peintures, objets…)
Suivant les thématiques et les associations, nous arrivons à une forme que nous testons et transformons en histoire sur le plateau.
L’écriture se forge d’associations, parfois d’onomatopées, de situations jouées, synthétisées à un moment donné sous forme de textes. Nous passons à la table quand nécessaire.

 

Nous avons appris des uns et des autres. Mais si les choses ont évolué, l’objectif de convaincre Madame Suzy qu’on ne peut pas surveiller et détruire l’imaginaire d’un enfant reste essentiel.